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Origine et évolution des Proboscidiens

Les Proboscidiens représentent un ordre de la classe des Mammifères placentaires. Actuellement, cet ordre est l’un des moins diversifiés, comprenant seulement deux ou trois espèces vivantes. Toutefois, une étude approfondie de ce groupe d’animaux montre une riche histoire évolutive et paléontologique d’environ 55 millions d’années, probablement l’une des plus longues que nous connaissons à ce jour. Cet ordre est apparu et a évolué de façon endémique en Afrique durant plus de la moitié de son histoire, et s’est largement dispersé et diversifié au cours de la transition Oligo-Miocène (24-23 Ma) avec la fermeture de l’océan Téthys entre les continents Afrique et Eurasie. Pour preuve, grâce aux recherches paléontologiques, la connaissance de l’histoire évolutive des Proboscidiens s’est notablement améliorée avec la découverte de plus de 180 espèces fossiles. Cependant, ces recherches soulignent encore beaucoup d’incertitudes, mettant en exergue quelques points qui seront à éclaircir. 

Les Éléphants, représentants actuels de l’ordre des Proboscidiens, sont l’un des groupes de Mammifères placentaires terrestres les plus emblématiques. En effet, ces animaux présentent quelques caractéristiques uniques et spectaculaires nulle part ailleurs retrouvées, telles une taille gigantesque, la présence d’énormes défenses, une posture graviportale (avec des membres en colonnes) ou encore une puissante trompe, aussi appelée proboscis, à l’origine du nom de cet ordre. Ce groupe montre aussi d’autres caractères spécifiques : un énorme crâne, des os pneumatisés, un raccourcissement du cou, un allongement des membres avec des pieds et mains courts et larges… Fait marquant, tous ces caractères sont apparus successivement et plutôt tardivement chez les formes les plus modernes que nous connaissons aujourd’hui. Ceci laisse à penser qu’il s’agirait de l’une des plus extraordinaires évolutions chez les Mammifères. Cette hypothèse a été appuyée par la découverte de Phosphatherium (fig. 1) : un genre éteint des Proboscidiens daté au début de l’Éocène et ne ressemblant en rien aux Éléphants actuels.

Figure 1. Vue d'artiste de la tête de Phosphatherium escuilliei (illustration K. D. Rose, The Beginning of the Age of Mammals, 2006).

Figure 1. Vue d'artiste de la tête de Phosphatherium escuilliei (illustration K. D. Rose, The Beginning of the Age of Mammals, 2006).

L’émergence des Proboscidiens à l’Éocène inférieur

Moeritherium fut pendant longtemps pensé comme l’organisme à l’origine des Proboscidiens. Cependant, la découverte de Phosphatherium a changé cette vision. Phosphatherium escuilliei découvert dans l’Éocène inférieur au Maroc permit d’apporter des informations sur les Phosphatériidés, considérés comme une branche basale des Proboscidiens.

Figure 2. A : fragments de mâchoire de Phosphatherium escuilliei (illustration : Ghedoghedo, collection du musée des Confluences de Lyon) ; B : à gauche dent lophodonte, à droite dent bunodonte (illustration : H. Ludwig).

Figure 2. A : fragments de mâchoire de Phosphatherium escuilliei (illustration : Ghedoghedo, collection du musée des Confluences de Lyon) ; B : à gauche dent lophodonte, à droite dent bunodonte (illustration : H. Ludwig).

Cet animal, très primitif, se caractérise par une petite taille avoisinant celle d’un Renard et par un crâne archaïque proche de celui des Condylarthres, ou Mammifères placentaires de l’ère tertiaire au museau allongé (fig. 1), à fortes crêtes nucales et sagittales, et à formule dentaire presque complète avec des molaires à mésostyle (fig. 2A). Phosphatherium possèdent quelques caractères dérivés partagés avec l’ensemble des Proboscidiens, ce qui lui a valu d’être classé au sein de cet ordre. De plus, la monophylie des Proboscidiens reste admise même après l’inclusion de cet organisme très primitif appuyant ainsi l’hypothèse d’une émergence des Proboscidiens à l’Éocène inférieur à partir de Phosphatherium. Aussi, une étude approfondie de la morphologie dentaire de cet animal révéla la présence de molaires de type lophodonte (fig. 2B), c’est-à-dire des molaires à crêtes transversales continues et coupantes. Cette découverte a remis en question le morphotype dentaire ancestral de type bunolophodonte[1] donné par Moeritherium, organisme supposé être à l’origine de Proboscidiens.

C’est à l’issue de cette découverte que les scientifiques ont pu affirmer l’émergence des Proboscidiens à l’Éocène inférieur. S’ensuit une première radiation à l’origine des Proboscidiens primitifs lophodontes.

Les Proboscidiens primitifs : des animaux lophodontes

Outre Phosphatherium, la première radiation des Proboscidiens a commencé durant l’Éocène. Cette radiation comprend plusieurs taxons de Proboscidiens lophodontes à savoir Barytherium, Numidotherium et Daouitherium. Ces trois genres ne constituent pas un groupe monophylétique, mais l’étude de la séquence des dichotomies de l’arbre phylogénétique confirme l’hypothèse selon laquelle un morphotype ancestral lophodonte aurait évolué vers une morphologie bunolophodonte constatée chez Moeritherium et les Éléphantiformes.

 

[1] Molaires aux cuspides coniques en forme de petites collines.

Figure 3. A : vue d’artiste de Barytherium grave (illustration : DiBgd) et B : vue d’artiste de Numidotherium koholense (illustration : Gredinia). La taille de chaque espèce n’est pas respectée.

Figure 3. A : vue d’artiste de Barytherium grave (illustration : DiBgd) et B : vue d’artiste de Numidotherium koholense (illustration : Gredinia). La taille de chaque espèce n’est pas respectée.

Ces animaux lophodontes montrent quelques traits notables dont une taille importante dite éléphantine, et ce, dès leur apparition. Aussi, nous pouvons ajouter d’autres attributs témoignant du caractère primitif de ces organismes telles l’absence ou la présence très rudimentaire d’une trompe et de défenses ou encore une posture non graviportale et des extrémités plantigrades (fig. 3).

Des études sur la dentition de Numidotherium savagei ont montré la présence de caractères intermédiaires entre les Proboscidiens à dents lophodontes primitives et les formes dentaires plus avancées de type bunolophodonte. En effet, la morphologie des dents supérieures de Numidotherium savagei font penser à la bunolophodontie des Proboscidiens avancés retrouvée chez Moeritherium et les Éléphantiformes. Par conséquent, Numidotherium savagei serait un jalon dans l’ascendance des Proboscidiens bunolophodontes tels les Éléphantiformes et Moeritherium.

Moeritherium : les premiers Proboscidiens bunolophodontes

Figure 4. Représentation de Moeritherium lyonsi (illustration : E. Force, d’après N. Tamura).

Figure 4. Représentation de Moeritherium lyonsi (illustration : E. Force, d’après N. Tamura).

Moeritherium est un Proboscidien de la taille d’un Sanglier, à trompe rudimentaire et à l’allure singulière d’un corps allongé et bas sur pattes (fig. 4). De plus, son crâne est d’une part primitif et d’autre part constitué de spécialisations liées à un mode de vie amphibie voire aquatique. De cette description, tout pourrait laisser croire qu’il s’agissait d’un intrigant Sirénien. Cependant, son appartenance à l’ordre des Proboscidiens a été démontrée suite à l’analyse méticuleuse de son crâne. Par ailleurs, cet animal fut considéré pendant bon nombre d’années comme pourvu d’une dentition proche du morphotype ancestral des Proboscidiens. Des études approfondies sur cette dentition ont prouvé que Moeritherium est plus proche des Proboscidiens dits avancés tels les Déinothères et les Éléphantiformes que de Numidotherium. Toutefois, une découverte récente d’un Moeritherium lophodonte confirme l’hypothèse d’un morphotype dentaire ancestral de type lophodonte des Proboscidiens.

Les Déinothères ou un groupe frère des Éléphantiformes

Figure 5. Vue d’artiste de Deinotherium bozasi (illustration : DiBgd).

Figure 5. Vue d’artiste de Deinotherium bozasi (illustration : DiBgd).

La famille des Déinothériidés est un taxon comprenant deux à trois genres : Prodeinotherium, Deinotherium et peut-être Chilgatherium. Ces animaux sont des Proboscidiens caractérisés par un squelette d’allure éléphantine et une posture graviportale les rapprochant ainsi des Éléphantiformes. Toutefois, quelques traits les éloignent des Éléphantiformes : leur crâne qui est plutôt bas et allongé, muni de fosses nasales larges et non associées à une longue trompe éléphantine (fig. 5). Aussi, leurs molaires sont de type lophodonte, les incisives supérieures sont inexistantes et les défenses inférieures sont recourbées vers le sol formant de ce fait une combinaison atypique et singulière (fig. 5).

Les Éléphantiformes, des Proboscidiens à l’allure éléphantine

Les Éléphantiformes sont des Proboscidiens à l’allure éléphantine, avec des membres en colonne et une posture dite graviportale.

Figure 6. A : représentation de Palaeomastodon et B : représentation de Phiomia (illustrations : E. Force, d’après N. Tamura). La taille de chaque espèce n’est pas respectée.

Figure 6. A : représentation de Palaeomastodon et B : représentation de Phiomia (illustrations : E. Force, d’après N. Tamura). La taille de chaque espèce n’est pas respectée.

Les premiers Éléphantiformes sont datés à l’Oligocène inférieur avec notamment deux représentants supposés : Palaeomastodon et Phiomia (fig. 6). Cependant, ces deux genres se démarquent des autres Éléphantiformes par quelques traits marquant à savoir une association, chez l’adulte, des prémolaires avec la dernière molaire, puis la présence d’un museau allongé montrant l’existence d’une trompe réduite (fig. 6). Aussi, la parenté entre ces deux genres pose la question de la monophylie des Éléphantiformes. En effet, une première hypothèse postule que l’agrandissement du crâne et des défenses, la succession dentaire horizontale traduite par une expulsion des prémolaires avant la sortie des dernières molaires et la simplification du cingulum, petite protubérance se trouvant à la base de la face interne d’une incisive, seraient des apomorphies partagées avec l’ensemble du groupe des Éléphantiformes. Alors que, le genre Palaeomastodon serait probablement apparenté aux Mammutidés de par la structure de type lophodonte de ses molaires. Quant à Phiomia, ce genre serait le premier vrai représentant des Éléphantiformes à succession dentaire horizontale : un caractère dérivé partagé important de ce groupe.

C’est au Néogène, période des temps géologiques comprenant le Miocène et le Pliocène, que la radiation des Éléphantiformes est la plus importante. Les Mammutidés sont des Proboscidiens dits mastodontes vrais et lophodontes.

Figure 7. Vue d’artiste de Mammut americanum (illustration : E. Force, d’après J. Eng Ponce).

Figure 7. Vue d’artiste de Mammut americanum (illustration : E. Force, d’après J. Eng Ponce).

Beaucoup d’espèces de Mammutidés ont été découvertes. Ces espèces composent en majorité trois genres : Eozygodon, Zygolophodon et Mammut (fig. 7). Néanmoins, outre les Mammutidés, d’autres Éléphantiformes ont pu être remarqués durant cette même époque.

Figure 8. A : vue d’artiste de Stegodon ganesa (illustration : DiBgd) ; B : vue d’artiste de Mammuthus trogontherii (illustration Dmitry Bogdanov) et C : photographie de Loxodonta africana (illustration : Three-shots/Pixabay). La taille de chaque espèce n’est pas respectée.

Figure 8. A : vue d’artiste de Stegodon ganesa (illustration : DiBgd) ; B : vue d’artiste de Mammuthus trogontherii (illustration Dmitry Bogdanov) et C : photographie de Loxodonta africana (illustration : Three-shots/Pixabay). La taille de chaque espèce n’est pas respectée.

Les Stégodontidés (fig. 8A) ainsi que les Éléphantidés (fig. 8B et 8C) sont deux familles de Proboscidiens aux molaires bunodontes se transformant en molaires lamellaires. Ces Éléphantiformes bunodontes sont aussi nommés Gomphothères, un taxon paraphylétique voire polyphylétique. C’est à partir de ce grade que s’enracinent les Éléphants que nous connaissons aujourd’hui (fig. 8C).

Figure 9. Vue d’artiste de Stegotetrabelodon syrticus (illustration : ДиБгд).

Figure 9. Vue d’artiste de Stegotetrabelodon syrticus (illustration : ДиБгд).

En outre, en Afrique, plusieurs Éléphantidés primitifs contemporains coexistaient au Miocène supérieur, avec notamment les premiers représentants des trois genres d’Éléphants modernes à savoir Loxodonta, Elephas et Mammuthus. Stegotetrabelodon est un exemple d’Éléphantidés primitifs aux défenses inférieures très allongées (fig. 9). C’est à partir du Pliocène que les espèces des genres Elephas et Mammuthus se sont dispersées hors d’Afrique, colonisant l’Eurasie puis l’Amérique du Nord.

Figure 10. Photographie d’un jeune individu de Mammuthus primigenius (illustration : J. St. John).

Figure 10. Photographie d’un jeune individu de Mammuthus primigenius (illustration : J. St. John).

Dernièrement, les relations de parenté entre les trois genres d’Éléphants modernes prêtent à débats entre les biologistes d’une part et les paléontologues d’autre part. En effet, une molécule d’ADN a pu être extraite et analysée suite à la découverte en 2007 d’un jeune individu congelé de Mammuthus primigenius (fig. 10). De cela, cette espèce éteinte a pu être intégrée dans les analyses des Éléphants vivants. Les premiers résultats de ces analyses ont montré des contradictions appuyant certaines relations telles Loxodonta-Mammuthus ou Elephas-Mammuthus.

Cet aperçu non exhaustif de l’évolution des Éléphantidés se termine aujourd’hui sur une interrogation quant au nombre d’espèces actuelles du genre Loxodonta. Les analyses moléculaires donnent des résultats contradictoires, c’est pourquoi le statut systématique de l’Éléphant d’Afrique de savane et de celui de forêt reste fortement discuté : s’agit-il d’espèces distinctes ou de deux sous-espèces ?

Figure 11. Phylogénie des Proboscidiens (illustration : E. Force, d’après Gheerbrant E. & Tassy P., 2008). La taille des séries de l’échelle chronostratigraphique n’est pas proportionnelle au temps écoulé.

Figure 11. Phylogénie des Proboscidiens (illustration : E. Force, d’après Gheerbrant E. & Tassy P., 2008). La taille des séries de l’échelle chronostratigraphique n’est pas proportionnelle au temps écoulé.

En conclusion, l’évolution des Proboscidiens s’apparente aujourd’hui à l’une des plus spectaculaires évolutions morphologiques observées chez les Mammifères (fig. 11). Aussi, l’étude des fossiles met en exergue une évolution progressive des traits morphologiques typiques des Éléphants tout du long de leur histoire : Phosphatherium, une des formes les plus primitives des Proboscidiens, n’a pas l’allure des Éléphants actuels. Néanmoins, cette évolution est toute sauf linéaire. De multiples convergences et réversions ont pu être constatées chez cet ordre des Proboscidiens.

Bibliographie et sitographie

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Gheerbrant E. et al.. Phosphatherium escuilliei du Thanétien du bassin des Ouled Abdoun (Maroc), plus ancien proboscidien (Mammalia) d’Afrique. Geobios, 1998. n° 30, pp. 247-269.

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