15 Décembre 2021
L’environnement, qu’il soit aquatique ou aérien, se compose d’une multitude de composés odorants. L’olfaction est un sens observé chez de nombreux embranchements animaux dont les Arthropodes. Chez ces derniers, les Papillons, ou Lépidoptères, possèdent des organes spécifiques dans la perception des odeurs : il s’agit entre autres des antennes. De plus, chez les Papillons nocturnes, Insectes évoluant dans un milieu sans lumière, l’olfaction montre une importance capitale. En effet, elle est fondamentale dans l’interaction entre l’individu et son environnement, ainsi qu'entre les individus au sein d’une même espèce. Aussi, ce sens possède un rôle majeur dans la réalisation de la fonction de nutrition sensu stricto, comme lors de la recherche de nourriture, mais également dans la fonction de reproduction au cours de la recherche d’un partenaire sexuel par exemple.
En quoi l’olfaction est-elle un outil de communication chez les Papillons ?
La perception des odeurs chez les Papillons et leurs comportements associés
Dans leur milieu, les Papillons sont constamment au contact de stimuli olfactifs complexes (fig. 1). Ceux-ci sont formés de signaux aux origines différentes. À ces stimuli, une réponse comportementale est observée. Elle dépend d’une part de la capacité à percevoir et intégrer les différents éléments d’un stimulus, et d’autre part, de la reconnaissance de signaux pertinents. Les multiples signaux olfactifs correspondent à une diversité de molécules chimiques qualifiées de sémiochimiques. De plus, les stimuli se différencient par leur nature, leur effet ainsi que par l’organisme récepteur. En ressort alors deux catégories de signaux : les phéromones et les substances allélochimiques.
Plus en détails, les composés allélochimiques ont une action interspécifique et sont répertoriés en trois groupes : les allomones, les kairomones et les synomones. Les allomones ne sont bénéfiques que pour l’organisme émetteur, alors que les synomones ont un effet positif à la fois sur l’individu émetteur et sur l’individu receveur. Quant aux kairomones, ces molécules chimiques informent le receveur d’un signal conférant un avantage exclusivement à l’organisme récepteur. Ces divers composés volatils possèdent un rôle majeur dans les interactions interspécifiques. Pour la plupart, ils sont synthétisés par les plantes comme les terpènes, les composés aromatiques ou encore les molécules dérivées d’acides gras. De plus, ils interviennent dans la détection d’informations et particulièrement dans la recherche de nourriture.
Les plantes, principales sources alimentaires des Papillons pollinisateurs, libèrent des composés aromatiques volatils (COV) dans l’environnement (fig. 2). Ces COV interviennent dans les interactions plantes/Papillons. Ils favorisent la reproduction sexuée des plantes à fleurs via une pollinisation entomogame, et sont aussi utilisés par les pollinisateurs pour détecter les organismes végétaux pouvant être butinés ou non. Les COV sont également des signaux perçus par les Papillons femelles, dont les larves ont un régime phytophage, lors de la recherche d’un site de ponte. Les chenilles phytophages provoquent l’émission de COV spécifiques après avoir endommagé mécaniquement le végétal. Ces COV permettent aux femelles Papillons de discerner les plantes hôtes saines des plantes déjà consommées : ceci favorise un développement optimal des descendants par la présence d'une ressource nutritive abondante. Aussi, les prédateurs et autres parasitoïdes des larves utilisent ces signaux induits et détectent plus aisément leurs proies.
Les Papillons d’une même espèce communiquent également entre-eux : il s’agit d’une communication intraspécifique. Cette dernière repose sur des molécules nommées phéromones. Les phéromones sont des substances sécrétées par un individu d’une espèce susceptible de modifier la physiologie voire le comportement d’un ou plusieurs autres individus de la même espèce.
Figure 3. A : Jean-Henri Fabre, entomologiste français (source : avignon-et-provence.com) ; B : Grand paon de nuit (Saturnia pyri) (crédit photo : O. Solovkin).
Dans les années 1890, Jean-Henri Fabre, un entomologiste français, observa une attraction des mâles du Grand paon de nuit (Saturnia pyri) vers une femelle de la même espèce quand celle-ci est emprisonnée sous une cloche en toile (fig. 3). De cette observation, il en conclut à l’existence d’« effluves subtiles » ou à une odeur émise par la femelle. C’est en 1959, Karlson et Lüscher ont proposé le terme de phéromone. Les premières à être isolées ont été le bombykol, une phéromone sexuelle du Bombyx du mûrier (Bombyx mori), et les phéromones d’une reine d’Abeille domestique (Apis mellifera).
Aujourd’hui, une multitude de phéromones sont connues et sont classées selon les réponses qu’elles engendrent chez les individus. Par exemple, il est possible de distinguer des phéromones dites modificatrices telles que celles produites par une reine chez les Abeilles. En détails, les phéromones de cet individu permettent d’empêcher l’élevage d’une nouvelle reine dans la ruche. Une autre catégorie de phéromones est liée à la modification du comportement d’un ou plusieurs individus. Il s’agit entre autres des phéromones sexuelles.
Fréquemment émises par les femelles, certains mâles libèrent aussi des phéromones sexuelles. Elles sont produites par des glandes spécialisées, observées généralement dans la tête ou l’abdomen de l’Insecte. À ce jour, plus d’un millier de molécules chimiques ont été recensées comme intervenant dans la communication sexuelle. Souvent, les phéromones sont le résultat d’un mélange de composés odorants, spécifique à chaque espèce. Cette spécificité trouve son origine dans la nature des composés chimiques de la phéromone et dans leur proportion respective au sein du mélange. En effet, chez des espèces sympatriques, la production de phéromones inhibe l’attraction des autres espèces après qu’elles aient été rajoutées à leur phéromone conspécifique. De plus, la libération de phéromones sexuelle a lieu lors d’une période critique du nycthémère propre à chaque espèce. Cette période d’émission équivaut à la période de réponse comportementale maximale observée chez l’autre sexe de la même espèce.
Plus surprenant, une phéromone sexuelle volatile émise par les Papillons femelles attire les mâles de la même espèce à plusieurs centaines de mètres. En effet, la phéromone est transportée dans l’air turbulent et forme un nuage discontinu avec, par endroit, de fortes concentrations de phéromones diminuant en densité avec la distance à la source. La détection de la phéromone d’une femelle dite conspécifique provoque un comportement d’orientation chez le mâle. En 1964, des études en laboratoire sur le comportement d’orientation vers la phéromone chez les Papillons ont été réalisées. En découlent quelques observations : lorsque que le mâle perçoit la phéromone conspécifique, il montre un comportement décliné en plusieurs étapes.
Figure 4. Schéma du vol orienté d’un Papillon mâle vers une source de phéromone (illustration : E. Force).
La première phase consiste en l’activation alaire accompagnée de mouvements de nettoyage des antennes favorisant la perception de l’odeur phéromonale. Ensuite le mâle effectue un vol face au flux d’air et localise précisément la source d’émission de la phéromone. Il remonte alors le flux d’air par un vol orienté montrant des zigzags de plus en plus précis au fur et à mesure qu’il s’approche de la femelle (fig. 4). Par ailleurs, il est possible que le mâle perde le signal phéromonal. C’est pourquoi il adapte son vol à la direction du vent et augmente l’amplitude des zigzags : on parle de casting.
La communication intraspécifique dont la communication phéromonale, couplée à la détection des odeurs, suggèrent l’existence d’organes dédiés à la perception de composés volatils odorants.
Le système olfactif des Papillons
Les informations apportées par les odeurs sont traitées au niveau d’un système à deux étages, un premier périphérique et un second central.
Les antennes : un système olfactif périphérique
Chez les Lépidoptères et plus largement chez l’ensemble des Insectes, les molécules odorantes sont détectées au niveau des antennes. De plus, une étude de la morphologie des antennes reflète deux types distincts : les antennes segmentées ainsi que les antennes flagellaires. Ces dernières sont répandues et présentent une variation morphologique au sein d’une même espèce selon les sexes. Par exemple, chez les Hétérocères, les femelles possèdent des antennes filiformes alors que les mâles arborent des antennes plus épaisses et plumeuses (fig. 5). Un tel dimorphisme sexuel est à relier à la détection des phéromones, en permettant notamment au mâle d’accroître la surface d’échange antennaire avec l’environnement.
Figure 6. Représentation du système olfactif périphérique (illustration : E. Force). A : Agrotis ipsilon mâle (crédit photo : E. Force). B : antenne d’Agrotis ipsilon mâle en microscopie à balayage (crédits photos : J.-F. Picimbon) ; a : antenne, o : œil composé, t : tête, b : tronc antennaire, s : sensille olfactive. C : structure schématique d’une sensille olfactive (illustration : E. Force, d’après Anton et al., 2016) ; ORN : neurones récepteurs olfactifs. D : modèle de transduction olfactive (illustration : E. Force, d’après Anton et al., 2016) ; AC : adénylate cyclase, G : protéine G, OR : récepteur olfactif, Or83b : co-récepteur.
En effet, les antennes possèdent des neurones récepteurs olfactifs (ORN) indispensables à la détection des molécules odorantes. Ces neurones se trouvent au niveau de soies cuticulaires : les sensilles olfactives. Celles-ci se remarquent par la présence de nombreux pores repartis sur l’ensemble de la surface (fig. 6A, B et C). La spécificité des ORN varie selon les molécules odorantes détectées. Par exemple, les ORN sensibles aux phéromones sont très spécifiques et ne répondent qu’à une seule ou quelques molécules similaires. Néanmoins, au sein des ORN activés par des odeurs de plantes, la spécificité est plus variable : certains ORN répondent à quelques composés semblables chimiquement, alors que d’autres s’activent après détection de composés très variés.
Les molécules odorantes, souvent lipophiles, pénètrent dans la sensille par l’intermédiaire de pores. Elles circulent ensuite dans la lymphe sensillaire grâce à des protéines spécifiques : les OBP ou odorant-binding protein. Ces dernières transportent des phéromones nommées pheromone binding protein ou PBP. Les PBP sont exprimées dans certaines sensilles, distinctes des autres exprimant des protéines liant divers composés : il s’agit des general odorant binding protein (GOBP). Plus précisément, arrivées et libérées par les OBP près des neurones olfactifs, les molécules odorantes se lient aux récepteurs localisés au sein de la membrane des ORN (fig. 6D).
Les récepteurs olfactifs sont bien connus chez la Drosophile, un Insecte diptère. Ces récepteurs sont formés d’un complexe hétéromérique montrant plusieurs sous-unités : une première ubiquitaire de type Or83b (un co-récepteur) et une autre plus spécifique. Cette dernière permet la détection soit des odeurs dites généralistes, soit des phéromones, en sachant que chaque ORN exprime un seul type de récepteur. En détails, le fonctionnement de ces complexes protéiques est assez controversé, il semblerait toutefois que la détection des odeurs passe par l’activation de protéines G (fig. 6D). Suite à la liaison au récepteur olfactif, la membrane de l’ORN est dépolarisée formant alors un potentiel gradué. Ce potentiel de récepteur est transformé en potentiel d’action se propageant le long de l’axone jusqu’au centre olfactif primaire du cerveau : le lobe antennaire (fig. 6C).
À cet instant, le second étage de la perception et du traitement des informations entre en jeu. Il s’agit du système olfactif central.
Le système olfactif central des Papillons
Figure 7. A : représentation schématique d’un lobe antennaire ; B : reconstitution en 3D d’un lobe antennaire d’Agrotis ipsilon (d’après Deisig et al., 2014). Oe : œsophage, PC : protocérébron, SOG : ganglion sous-œsophagien, MGC : complexe macro-glomérulaire, OL : lobe optique, AN : nerf antennaire, lCB : groupe de corps cellulaire latéral ; mCB : groupe de corps cellulaire médian ; OG : glomérules ordinaires.
Les ORN projettent leur axone vers les lobes antennaires (AL), une zone du deutocérébron analogue au bulbe olfactif des Vertébrés de par son anatomie et sa fonction. Un AL se compose de structures morpho-fonctionnelles d’intégration de l’information olfactive : les glomérules (fig. 7). Les lobes antennaires sont en lien avec les centres supérieurs olfactifs comme les corps pédonculés et le protocérébron latéral. L’information olfactive intégrée provoque un comportement adapté par l’action de neurones descendants et moteurs.
Les glomérules sont des structures sphériques au sein desquelles des contacts synaptiques entre les axones des ORN et les dendrites des neurones centraux ont lieu. Ces contacts assurent l’intégration des signaux olfactifs. Agrotis ipsilon compte 66 glomérules, chacun d’eux ne reçoit pas les informations olfactives en provenance d’un même type d’ORN. En conséquence, une activation d’ORN spécifiques équivaut à une carte d’activation caractéristique des glomérules des AL. Des doses croissantes en odeur engendrent une activation croissante des mêmes glomérules. Aussi, chez les Papillons, sur cette structure se remarque un même dimorphisme sexuel, comme observé précédemment sur les antennes. Les glomérules se composent de deux zones distinctes. Une première, présente chez les deux sexes, est dédiée au traitement des odeurs : il s’agit des glomérules ordinaires. La seconde, présente uniquement chez les mâles, est spécifique au traitement de l’information phéromonale : c’est le complexe macro-glomérulaire (MGC). C’est au sein de ce complexe que se projettent les ORN antennaires sensibles aux divers constituant de la phéromone sexuelle. De plus, le nombre de glomérule dans le MGC est variable, de 1 à 7, selon le nombre de composés phéromonaux de l’espèce.
Quant aux neurones du AL présents au niveau des glomérules, il en existe quatre types :
En détails, les neurones récepteurs olfactifs ou ORN sont réorganisés à l’entrée du AL. Ils forment la majeure partie du nerf antennaire et constituent des fascicules. Un fascicule regroupe les axones des ORN exprimant le même récepteur olfactif et qui se projettent dans un seul glomérule. De plus, les ORN synthétisent de l’acétylcholine, le principal neuromédiateur impliqué dans leur fonctionnement.
Les Papillons montrent des stratégies efficaces pour s’adapter à des fluctuations continuelles du milieu. En effet, le traitement de l’information odorante est très modulable, les facteurs internes et externes peuvent altérer le comportement en réponse à un même signal odorant. Ceci traduit une certaine plasticité du système olfactif chez ces Insectes.
L’olfaction : un sens plastique
Chez les Insectes, et notamment chez les Papillons, l’olfaction est un sens connaissant des modulations selon l’environnement odorant. Cette plasticité olfactive a été très étudiée dans le cadre d’expériences conduisant à un apprentissage associatif. Expérimentalement, un stimulus olfactif est présenté en même temps qu’une récompense positive (nourriture) ou qu’une sanction (choc électrique). Les mécanismes neuronaux et moléculaires liés à la modification du comportement en réponse à un stimulus olfactif ont été particulièrement bien détaillés chez l’Abeille ou la Drosophile. La plasticité olfactive réside au sein des corps pédonculés. Mais, des remaniements ont pu être également observés dans les lobes antennaires. À côté de cette première forme de plasticité, une seconde liée à l’expérience, sans renforcement, a été remarquée chez un Papillon de nuit, la Noctuelle égyptienne du coton (Spodoptera littoralis). Une courte pré-exposition à la phéromone sensibilise les mâles à la phéromone sexuelle libérée par des femelles de la même espèce. Un tel changement comportemental est lié à une augmentation de la sensibilité des neurones du AL à la phéromone sexuelle.
Par ailleurs, de nouvelles formes de plasticité olfactive ont été découvertes en lien avec l’état physiologique des individus. La plasticité peut être liée à l’âge des organismes. En effet, chez les Papillons de nuit tel Agrotis ipsilon, les mâles répondent plus à la phéromone sexuelle avec l’âge. Cette augmentation de la réponse est étroitement corrélée à l’augmentation du taux d’hormone juvénile (JH) : une augmentation de la sensibilité des neurones du MGC et du AL est constatée. En outre, l’absence de réponse à la phéromone sexuelle chez les mâles accouplés est en lien avec une diminution de la sensibilité des neurones du MGC. Malgré un nombre considérable d’hypothèses à ce propos, les mécanismes responsables des variations de la sensibilité antennaire ou des neurones du lobe antennaire ne sont pas encore bien connus. Les hypothèses retenues font intervenir des neuromodulateurs tels que les amines biogènes, des hormones comme la JH ou l’ecdysone, des neuropeptides et leurs récepteurs.
En conclusion, la compréhension du système olfactif des Papillons ainsi que de sa plasticité conduit au développement d’applications dans divers domaines. Par exemple, en agronomie, des pièges olfactifs utilisés pour lutter contre les ravageurs des cultures ont été élaborés. En santé humaine, des méthodes de perturbation des vecteurs de maladies dans leur recherche d’hôtes ou de sites de reproduction sont activement étudiées. Puis en olfaction artificielle, des solutions biomimétiques des stratégies d’orientation des Insectes sont mises à l’épreuve sur des robots traqueurs d’odeur.
Bibliographie et sitographie
Anton S. & Lucas P.. L’olfaction chez les insectes. La Lettre des Neurosciences, 2016, n° 51, pp. 19-21.
Besevic E.. Un papillon qui a du flair [en ligne]. Pour la Science, 2017, [consulté le 2 mai 2021]. Disponibilité et accès sur : https://www.pourlascience.fr/util/actualites/un-papillon-qui-a-du-flair-12657.php
Deisig N. et al.. Responses to Pheromones in a Complex Odor World: Sensory Processing and Behavior. Insects, 2014. n° 5. pp. 399-422.
De Fouchier A. et al.. Functional evolution of Lepidoptera olfactory receptors revealed by deorphanization of a moth repertoire. Nature Communications, 2017. n° 8.
Giurla M.. Neurophysiologie du traitement des phéromones dans un cerveau d’insecte. In La chimie et les sens. EDP Sciences, 2018. pp. 163-187. ISBN 978-2759821730
Picimbon J.-F.. Les péri-récepteurs chimiosensoriels des insectes. Médecine/Sciences, 2002. n° 11, pp. 1089-1094.