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Yersinia pestis, le bacille de la peste

La peste : de l’histoire à la science

Le terme de peste dérivé du latin pestis est utilisé, souvent à tort, à travers l’histoire pour décrire des évènements pandémiques voire toutes catastrophes mortelles autrement dit, la peste est synonyme de calamités au sens large. Ce n’est qu’au XVIème siècle, après la découverte de l’agent pathogène responsable de la peste européenne que le mot « peste » prend son sens microbiologique. La première « vraie » épidémie de peste recensée est l’épidémie dite de Justinien au VIème siècle. C’est aussi la première intrusion connue de la peste en Europe qui jusqu’alors se limite à l’Asie et à la bordure de l’Europe orientale. Ce sont les propres soldats de Justinien qui déplacent avec eux ce fléau ; envoyés à Constantinople pour assurer la cohésion de l’Empire déjà fragilisé par les querelles annonciatrices de sa scission, les soldats romains découvrent que la ville est frappée d’une étrange maladie. La peste se répand en Europe, comme une ombre suivant l’armée, et atteint Rome où elle décime jusqu’à plusieurs milliers de personnes par jour. L’inconnu et la mort génère la panique, obligeant les malades à se réfugier dans les lieux de cultes en quête de miracles. Les réunions qui devaient les sauver ne font qu’aggraver la propagation de la maladie, qui peut concevoir d’être touché par un fléau dans la maison de Dieu ?

Au milieu du XIVème siècle, la peste fait son retour en Europe, lors de son épidémie la plus célèbre, la « Peste Noire ». Les chercheurs et historiens estiment que 30 à 50% de la population européenne aurait succombé des suites de l’épidémie soit 30 à 45 millions de personnes. Une mortalité qui marquera la population européenne pendant les siècles à venir provoquant une récession importante et influençant même la chute d’empires. À nouveau, le cocktail de la peur de l’inconnu et le sens de la compétition font des ravages ; à Sienne (Italie), la riche et puissante ville décide d’ériger une nouvelle église pour concurrencer la puissance religieuse de Rome. Le monument prodigieux pouvait accueillir la quasi-totalité de la ville qui venait s’y réfugier quotidiennement pour prier, créant une source de propagation telle que 80% de la population de Sienne pérît.

Finalement, ce n’est qu’en 1894 que l’agent pathogène responsable de ces épidémies est identifié par Alexander Yersin comme une bactérie des Rongeurs.

Yersinia pestis : un bacille Gram- aux caractéristiques singulières

Le bacille de la peste, Yersinia pestis, appartient au genre Yersinia comprenant actuellement 17 espèces. Ce genre fait partie de la famille des Enterobacteriacea (une grande famille de bactéries hôtes du tube digestif des animaux). Y. pestis est un bacille droit, Gram négatif, encapsulée, et métaboliquement très adaptatif grâce à une aéro-anaérobie facultative.

Figure 1. Yersinia pestis observée au microscope optique au grossissement x400 après coloration de Gram (crédit photo : L. Stauffer).

Figure 1. Yersinia pestis observée au microscope optique au grossissement x400 après coloration de Gram (crédit photo : L. Stauffer).

Par ailleurs, le genre Yersinia se définit par des propriétés non spécifiques telles qu’un diamètre du bacille fluctuant entre 0,5 et 0,8 micromètres et une longueur comprise entre 1 et 3 micromètres. De plus, lors d’une culture au sein d’un milieu liquide, les bactéries s’agencent en chaînes de 4 à 5 bactéries (fig. 1). Autrement dit, le genre Yersinia est surtout défini par ses caractéristiques génétiques et pathologiques.

L’espèce Yersinia pestis se distingue des bactéries types de son genre par son immobilité, un temps de génération d’environ 2 heures en milieu riche et possède un lipopolysaccharide (LPS) constitutif de sa paroi différent des autres bactéries Gram- : ce LPS est dépourvu d’une chaîne terminale dite antigène O.

La plupart des caractéristiques précédentes sont des facteurs importants pour la contamination des hôtes et la survie du pathogène. Bien que Yersinia pestis existe indépendamment d’un hôte, son intérêt porte surtout lorsqu’elle infecte des humains.

D’où provient cette bactérie, quels sont ses hôtes et comment est-elle transmise à l’Homme ?

Origine et évolution de Yersinia pestis

Apparition du bacille de la peste : une bactérie transmissible entre êtres vivants

Figure 2. Modèle d’évolution par étape à l’origine de l’apparition de Yersinia pestis (illustration : Carloni M., Pizarro-Cerda J. & Demeure C.).

Figure 2. Modèle d’évolution par étape à l’origine de l’apparition de Yersinia pestis (illustration : Carloni M., Pizarro-Cerda J. & Demeure C.).

La lutte continuelle des agents pathogènes et de leur(s) hôte(s) exerce sur les espèces une pression évolutive importante qui engendre la sélection de caractères avantageux. Parfois cette évolution est le pure produit du hasard et les pathogènes acquiert des caractéristiques qui leur permettent de survivre dans un nouvel hôte : c’est alors qu’une nouvelle lutte commence. Ces évolutions s’effectuent plus rapidement chez les bactéries du fait de leur vitesse de génération importante et de leurs capacités accrues d’échange et de remodelage d’éléments génétiques. Par exemple, une bactérie telle que Yersinia pseudotuberculosis peut acquérir la capacité d’infecter l’être humain si celui-ci est contaminé par un animal. Mais les infections restent rares car les contacts entre les humains et les animaux porteurs ne sont pas si fréquents. De cette nouvelle lutte, apparue il y a environ 10 000 ans, un clone de Yersinia pseudotuberculosis peu virulent et s’adaptant de mieux en mieux à son hôte, entrainant alors une divergence à l’origine de l’apparition d’une nouvelle espèce : Yersinia pestis (fig. 2).

Génétiquement, Y. pestis est très proche de son ancêtre Y. pseudotubercolis mais se distingue par sa pathogénicité extrême. L’acquisition de nouvelles caractéristiques génétiques chez Y. pestis se résume principalement à 8 nouveaux gènes chromosomiques et 2 plasmides ainsi que des pertes de matériel génétique et d’inactivation de séquences.

La virulence de Yersinia pestis provient donc d’un mélange de caractéristiques hérité de son ancêtre et nouvellement acquis.

Figure 3. Plasmide de virulence pCD1 de Yersinia pestis (d’après Bartra et al., 2006).

Figure 3. Plasmide de virulence pCD1 de Yersinia pestis (d’après Bartra et al., 2006).

Par exemple, l’ancêtre de Yersinia pestis dérivé de Y. pseudotubercolosis hérite du plasmide pCD1 (fig. 3) qui pour des facteurs de virulence importants, comme le système de sécrétion de type III (T3SS : appendice protéique présent dans plusieurs bactéries à Gram-) ou encore les protéines Yops de la membrane externe, jouent un rôle important dans la réponse contre le système immunitaire (fig. 3).

En revanche, Y. pestis possède un plasmide qui lui est unique au sein du genre Yersinia, le plasmide pMT1. Ce plasmide, dont le rôle n’est pas complètement connu, code la protéine YMT ou Y. pestis Murin Toxin. Comme évoqué précédemment, de petits changements peuvent avoir de grandes conséquences : en acquérant ce plasmide et en particulier cette protéine YMT, Y. pestis possède la capacité à résister à sa digestion dans l’intestin des puces se nourrissant des animaux infectés. Grâce à ce nouvel arsenal génétique, Yersinia pestis change de cycle de transmission et atteint l’humain par la puce (bien plus efficacement que ses hôtes Mammifères). Ainsi, la peste est une maladie qui se développe principalement chez les animaux mais qui peut se transmettre à l’Homme : on parle de zoonose.

Figure 4. Les voies de transmission de Yersinia pestis entre les différents êtres vivants (illustration : E. Force).

Figure 4. Les voies de transmission de Yersinia pestis entre les différents êtres vivants (illustration : E. Force).

Le bacille de la peste infecte principalement des Rongeurs tels que les rats, et la transmission s’effectue par piqûres de puces infestées. Actuellement, 80 espèces de puces ont été décrites comme impliquées dans le cycle de transmission de Yersinia pestis. En parallèle, 200 espèces de Rongeurs et de Lagomorphes servent de réservoirs (encore actuels) de la bactérie (fig. 4). Ces Mammifères occupent des milieux très diversifiés : des déserts froids d’Asie centrale aux régions chaudes et sèches d’Afrique continentale, en passant par les régions tropicales.

De plus, des hôtes occasionnels montrent une importante sensibilité à la bactérie et peuvent ainsi être infectés ou transmettre l’agent pathogène par voie physique (griffure, morsure), en aérosol (toux chez les chats) ou encore par contaminations alimentaires pour les chèvres, chameaux, lapins et lièvres entre autres (fig. 4). Ces animaux domestiques ou commensaux de l’Homme sont des voies privilégiées de contamination. Néanmoins, certains Carnivores tels que les chiens possèdent une résistance naturelle contre Yersinia pestis, puis les chevaux sont capables de produire des anticorps très efficaces contre l’agent pathogène. En plus de l’importante diversité des espèces vectrices (puces) et des espèces réservoirs (Rongeurs), les voies de transmission sont favorisées par des caractéristiques intrinsèques à la bactérie. Elle est notamment capable de survivre, en conservant sa virulence, durant plusieurs années.

C’est par cet agencement qu’il arrive que le bacille atteigne l’Homme, le plus souvent par les piqûres de puces infectées à partir d’un Rongeur sauvage ou péridomestique, par consommation d’animaux infectés ou encore par contact avec des animaux infectés.

Histoire évolutive du bacille de la peste : apports de l’archéo-anthropologie et de la génomique

La peste fait parler d’elle bien au-delà de la sphère des microbiologistes et est un formidable exemple d’alliance entre l’histoire, l’archéologie et la biologie. Des avancées majeures sur l’évolution (génétique et historique) de la peste ont été permises par l’archéo-anthropologie suit à la découverte des sites funéraires associés aux épisodes épidémiques. L’exhumation des squelettes de ceux qui ont succombés a permis l’extraction de traces génétiques du bacille conservées pendant des centaines ou des milliers d’années à partir de tissus minéralisés (le plus souvent les dents).

Plusieurs techniques sans cesse en développement sont employées pour l’étude de l’agent pathogène. Historiquement, la première approche consiste à analyser par immuno-chromatographie la présence d’un antigène particulier. Toutefois, elle ne permet pas de suivre les caractéristiques génétiques de la bactérie. Plus récemment, les techniques d’études se fondent sur la génomique et le séquençage de masse permettant la recherche et l’analyse de la présence de la bactérie à travers des traces ADN. Ces techniques d’extraction et de séquençage d’ADN anciens, de plus en plus précises et robustes, permettent de mettre en lumière les diverses mutations acquises par l’agent pathogène au cours du temps et de retracer son histoire évolutive.

Figure 5. Phylogénie simplifiée de Yersinia pestis (illustration : T. Duchateau).

Figure 5. Phylogénie simplifiée de Yersinia pestis (illustration : T. Duchateau).

Découvrir et caractériser des souches historiques du bacille de la peste permet aussi de les lier phylogénétiquement entre elles, mais également de comprendre le rôle de la structure génétique de la bactérie, en perpétuelle évolution, intervenant dans l’émergence des multiples épidémies. Des travaux récents retracent l’histoire évolutive de Yersinia pestis à travers les différents épisodes épidémiques (fig. 5). La puissance génomique permet d’obtenir des données essentielles dans un très petit nombre de matériel. En effet, deux victimes de la peste justinienne découvertes en Allemagne ont été utilisées pour décrire la souche à l’origine de la première épidémie de peste. L’épidémie de peste noire a aussi pu être analysée et décrite comme une percée de la peste depuis l’Est (probablement depuis l’Asie) grâce à la description d’un génome ancestral de la peste noire découvert en Russie. Dernièrement, des travaux paléogénomiques ont profondément remanier les connaissances à propos de l’ancienneté des interactions entre l’Homme et Yersinia pestis. En effet, des souches ancestrales de la bactérie ont été retrouvées chez des individus datés de l’Âge du bronze (3 000 à 800 ans avant notre ère) (fig. 5).

Bien que cette évolution se soit faite au fur et à mesure des épidémies qui ont ensanglanté l’histoire de l’Europe, l’agent pathogène ne change qu’assez peu depuis le Moyen-Âge. Les processus de virulence sont semblables entre les souches du passé et celles qui sévissent encore aujourd’hui dans des zones endémiques. Y. pestis est un pathogène particulièrement bien adapté à la résistance immunitaire, ce qui en fait un pathogène extraordinairement virulent.

Le bacille de la peste : un agent pathogène contournant le système immunitaire

La physio-pathologie de l’infection par Yersinia pestis

« Le soir de ce même jour, dans le faubourg, un voisin du vieux malade se pressait sur les ainés et vomissait au milieu du délire. Les ganglions étaient bien plus gros que ceux du concierge. L’un d’eux commençait à suppurer et, bientôt, il s’ouvrit comme un mauvais fruit. » Albert Camus, La Peste.

Les symptômes de la peste varient en fonction de la forme clinique de la maladie : la forme bubonique (la plus fréquente), la forme septicémique et la forme pneumonique.

La forme clinique qui résulte d’une piqûre de puce est généralement la forme bubonique. Durant 2 à 8 jours d’incubation, la bactérie infecte les cellules immunitaires résidentes du tissu piqué et se déplace par leur biais vers le ganglion lymphatique. C’est dans le ganglion que se fait la réplication du pathogène entrainant une hypertrophie (gonflement) du ganglion et de très fortes fièvres. Cette forme clinique est douloureuse, longue et ne s’achève par elle-même que dans environ 30% des cas. Dans le cas contraire, le plus probable, la bactérie se multiplie et se répand dans les organes lymphoïdes (ganglions, rate) et le sang entrainant un choc septique en l’espace de 4 jours.

La forme la plus rare mais aussi la plus grave est la forme pneumonique de la peste. Après une préforme clinique bubonique, le bacille peut se répandre jusqu’aux poumons. À ce stade, l’agent pathogène peut alors est transmis entre humains via des aérosols, le rendant particulièrement dispersibles et très contagieux. La forme pneumonique est caractérisée par des lésions pulmonaires (de la simple toux aux crachements de sang) entrainant dans 100% des cas la mort de l’individu.

La diversité de forme clinique et la très haute pathogénécité de la bactérie est intimement liée à ses caractéristiques biologiques qui la rendent particulièrement efficaces pour esquiver les défenses immunitaires et exploiter les faiblesses de notre système de défense.

L'infection par Yersinia pestis et la réponse immunitaire de l'hôte

Figure 6. Mécanismes moléculaires intervenant dans les interactions entre Yersinia pestis et son hôte : exemple de la reconnaissance de Yersinia pestis par un macrophage (illustration : Carloni M., Pizarro-Cerda J. & Demeure C.). Les voies de signalisation intracellulaires activées à la suite d’une détection de Y. pestis par un macrophage sont figurées en noir. Les mécanismes de virulences par Y. pestis pour contrer les mécanismes moléculaires de l’immunité sont représentés en orange.

Figure 6. Mécanismes moléculaires intervenant dans les interactions entre Yersinia pestis et son hôte : exemple de la reconnaissance de Yersinia pestis par un macrophage (illustration : Carloni M., Pizarro-Cerda J. & Demeure C.). Les voies de signalisation intracellulaires activées à la suite d’une détection de Y. pestis par un macrophage sont figurées en noir. Les mécanismes de virulences par Y. pestis pour contrer les mécanismes moléculaires de l’immunité sont représentés en orange.

Le tropisme de Y. pestis est constitué de cellules immunitaires telles que les macrophages et autres phagocytes. C’est une stratégie intéressante pour un pathogène intracellulaire puisque les cellules qu’elle infecte sont spécialisées dans l’internalisation de pathogènes. Lors de l’infection, les bactéries résistent à la destruction phagocytaire et contournent la réponse immunitaire humorale et cellulaire déployées par l’hôte pour lutter contre l’infection. Les mécanismes immunitaires humoraux combattent directement les bactéries extracellulaires.

Contre le pathogène, le système immunitaire inné est capable de reconnaître des ensembles globalement conservés de structures moléculaires spécifiques aux micro-organismes appelés motifs moléculaires associés aux pathogènes (PAMP), via des récepteurs de reconnaissance nommés PRR (pattern recognition receptor). La reconnaissance d’un PAMP par un PRR permet l'expression de gènes impliqués dans l'immunité innée et adaptative. Les PRR activent la voie du complément de l'immunité innée et induisent la production de cytokines telles que des interleukines, des facteurs de nécrose tumorale (TNF) ainsi que des chimiokines induisant des réponses inflammatoires aux agents pathogènes. Ceci permet de recruter d’autres cellules immunitaire sur le site de l'infection et d’initier la réponse spécifique.

Figure 7. Les mécanismes précoces de défense suite à la contamination par Yersinia pestis (illustration : E. Force). LPS : lipopolysaccharide de la paroi bactérienne ; TLR : Toll-Like Receptor, récepteur PRR reconnaissant les PAMP.

Figure 7. Les mécanismes précoces de défense suite à la contamination par Yersinia pestis (illustration : E. Force). LPS : lipopolysaccharide de la paroi bactérienne ; TLR : Toll-Like Receptor, récepteur PRR reconnaissant les PAMP.

Y. pestis infecte préférentiellement les macrophages après reconnaissance d’un récepteur membranaire CCR5 spécifique (fig. 6). C’est alors que la première ligne de défense participe à la lutte contre l’infection (fig. 7).

Bien que les macrophages facilitent l’entrée de la bactérie, l’agent pathogène doit faire directement face aux mécanismes immunitaires à médiation cellulaire qui contribuent habituellement à la destruction des bactéries contenues dans les cellules de l’hôte. Plus tard, la réponse humorale contre Y. pestis fait intervenir la production d’anticorps par les lymphocytes B dirigés contre des protéines Yops pariétales entre autres, et la réponse cellulaire contre les bactéries repose sur la différenciation et la prolifération de lymphocytes T cytotoxiques spécifiques de l'agent pathogène. Ces derniers sécrètent des facteurs permettant de lyser les cellules infectées par des bactéries intracellulaires.

Néanmoins, le bacille de la peste a développé au cours de son évolution tout un arsenal pour contourner les défenses immunitaires de l’hôte.

L'échappement immunitaire de Yersinia pestis

Figure 8. Le contournement du système immunitaire par Yersinia pestis (illustration : E. Force).

Figure 8. Le contournement du système immunitaire par Yersinia pestis (illustration : E. Force).

Avant même son internalisation dans les cellules des tissus, Y. pestis est capable de produire une pseudo-capsule externe. Cette coque protectrice n’a pas pour rôle de protéger la bactérie contre son environnement mais de masquer ses signatures moléculaires aux cellules immunitaires. Les PAMP étant bien souvent invisibles pour nos cellules sentinelles, l’infection primaire se fait sans génération d’inflammation (fig. 7).

La bactérie internalisée au sein d’un macrophage survit au stade précoce de la phagocytose. Après internalisation, les facteurs de virulence bactériens permettent d’inhiber la fusion du phagosome (vésicule dans laquelle se trouve la bactérie internalisée) avec le lysosome (contenant les enzymes nécessaires à la dégradation des pathogènes). Y. pestis survit donc à l’intérieur de ces compartiments et y prolifère grâce au détournement de la machinerie cellulaire des macrophages. Elle est finalement libérée dans le compartiment extracellulaire et se propage de manière systémique perturbant le système immunitaire dans son ensemble (fig. 8).

Figure 9. L’échappement de Yersinia pestis et submersion de l’immunité des organismes hôtes (illustration : T. Duchateau).

Figure 9. L’échappement de Yersinia pestis et submersion de l’immunité des organismes hôtes (illustration : T. Duchateau).

La prolifération des bactéries se produit dans les ganglions lymphatiques, lieu de résidence de nombreuses cellules immunitaires. La bactérie atteint les ganglions en se laissant conduire par les cellules résidentes (macrophages) infectés qui migrent vers les ganglions pour activer les réponses adaptatives. La prolifération de Yersinia pestis est extraordinairement « silencieuse » et ne provoque une réponse physiologique qu’après une très importante prolifération. La réponse immunitaire adaptative se met alors en place et la prolifération clonale des lymphocytes se produit dans un système déjà submergé par l’agent pathogène en réplication (fig. 9). La réponse immunitaire qui en résulte est exacerbée, conduisant à une prolifération incontrôlée des cellules à l’origine du gonflement des ganglions caractéristique de la forme bubonique.  Parfois (dans 20-40% des cas), cette immunité adaptative spécifique permet de contrôler la prolifération bactérienne et d’acquérir une mémoire immunologique durable. Néanmoins dans la majorité des cas, la bactérie submerge le système immunitaire et rejoint la circulation sanguine ce qui déclenche alors la forme septique. La forme pneumonique de la peste fait appel à des mécanismes similaires : les cellules infectées étant des macrophages particuliers résidant au sein des poumons. Dans ce cas le choc inflammatoire ne se fait pas dans les ganglions mais sur le lieu de l’infection, conduisant à la destruction des tissus respiratoires et à la défaillance des organes.

En perturbant les mécanismes de l’immunité innée, Y. pestis retarde le développement de l'immunité adaptative de l'hôte qui se voit également impactée et conduit à dérégler complètement les défenses de l’organisme infecté, rendant le système immunitaire inefficace contre l’agent pathogène (fig. 9).

La peste aujourd’hui

La peste est une maladie mortelle pour laquelle il n’existe pas de vaccin ou de traitements spécifiques. Dans les zones de peste endémiques actuelles (États-Unis, Madagascar et Asie), les malades, s’ils sont pris en charge rapidement, sont traités par des antibiothérapies agressives. La streptomycine, un des premiers antibiotiques utilisés contre la peste, est encore utilisée comme traitement dans cas buboniques s’ils sont pris en charge rapidement.

Encore aujourd’hui, la peste est une maladie sous haut contrôle sanitaire dans les zones endémiques. De plus, certaines percées épidémiques, de forme généralement pneumonique, sont encore recensées depuis des années. Dans les grands parcs américains, en particulier dans le Yellowstone, les rongeurs forment encore un réservoir naturel de la peste et plusieurs cas de randonneurs et touristes infectés sont reportés chaque année. Seule la surveillance rigoureuse et les traitements précoces permettent de limiter les propagations des percées de la peste.

 

Yersinia pestis est un formidable exemple d’évolution : l’agent pathogène est parfaitement adapté à la survie chez son hôte ce qui le rend particulièrement virulent et particulièrement dangereux. Les voies de détournement et d’esquive du système immunitaire chez le bacille de la peste sont si nombreuses que l’on en découvre encore aujourd’hui. Y. pestis est reconnu par-delà le monde scientifique pour la pathologie qu’elle induit, pathologie qui a marqué non seulement l’histoire mais aussi l’économie mondiale, le souvenir des peuples et influencé l’histoire des civilisations.

Aujourd’hui, bien que la peste existe toujours, beaucoup de scientifiques et d’historiens se penchent sur la question de l’éventualité d’une nouvelle vague de peste. Dans cette optique, le monde surpeuplé, développé, ouvert (circulation de matière et de personnes) pourrait subir une nouvelle vague de peste avec une ampleur démesurée. Néanmoins, les spécialistes s’accordent sur plusieurs hypothèses qui viennent a contrario limiter la propagation de la peste actuelle avec tout d’abord une amélioration des conditions sanitaires qui limitent nettement le contact entre les humains et les vecteurs ; puis une population actuelle directement descendantes des survivants et qui pourrait donc avoir acquis une immunité plus efficace ; en enfin la mise en place de stratégies de prévention qui contribuent à maintenir la peste dans ses zones endémiques actuelles, restreintes mais loin d’être négligeables.

 

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*Thomas Duchateau est doctorant en immunologie et virologie. Agrégé de sciences de la vie, sciences de la Terre et de l’univers. Vous pouvez le suivre sur Instagram : @L'Insta Scientifique.

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