1 Novembre 2021
Hormis la Jussie des marais (Isnardia palustris), une espèce indigène peu commune de nos territoires, deux autres espèces de Jussies sont fréquemment observées en France : la Jussie à grandes fleurs ou Grande Jussie (Ludwigia grandiflora) et la Jussie faux-pourpier ou Jussie rampante (Ludwigia peploides). Ces Angiospermes de la famille des Onagracées sont des espèces envahissantes originaires d’Amérique tropicale et introduites en France, à des fins ornementales du fait de leurs belles fleurs jaunes, probablement au début du XIXe siècle dans la rivière le Lez à Montpellier. À cet instant, ces dernières ont colonisé une grande partie du réseau hydrographique du sud-est français. C’est à la fin du XIXe et au début du XXe siècle que fut signalée la présence de ces espèces dans le sud-ouest de la France à Bayonne et Bordeaux entre autres. Les Jussies sont présentes sur le territoire français depuis plus d’un siècle et demi. Toutefois, si leur prolifération a été circonscrite jusque dans les années 1980, la colonisation de ces espèces n’a fait que s’accroître depuis 40 ans environ. En conséquence, en 2007, un arrêté ministériel a interdit la vente et l’utilisation de ces végétaux en tant que plantes ornementales des plans d’eau et aquariums.
L’importante prolifération de ces espèces végétales s’explique par leurs modalités de reproduction favorisant la colonisation massive et rapide de leur environnement. S’ajoute à cela leur importante capacité d’adaptation aux milieux changeants. Aussi, les Jussies représentent une menace pour la biodiversité des cours d’eau de par les modifications des conditions physico-chimiques des milieux aquatiques qu’elles peuvent causer. Ainsi, afin de contenir la prolifération de ces plantes envahissantes et préserver les biodiversités locales, diverses techniques de luttes chimiques ou mécaniques ont été mises en place. La gestion d’une telle problématique est complexe et demande une organisation de l’espace social.
En quoi les modalités de la reproduction des Jussies permettent-elles une colonisation massive et rapide des milieux environnants ?
Quels sont les effets de telles plantes envahissantes sur les milieux de vie, notamment sur les cours d’eau ?
Comment lutter contre la prolifération des Jussies et en quoi ces dernières possèdent-elles un rôle moteur dans le processus social ?
Modalités de reproduction et écologie des Jussies
Le cycle de développement des Jussies présente une phase de reproduction asexuée ou végétative débutant au printemps par l’émergence de tiges flexibles submergées à feuilles alternes arrondies à partir de boutures formées par fragmentation de tiges anciennes par exemple.
Aussi, les tiges s’allongent afin d’atteindre la surface de l’eau où les feuilles forment ensuite des rosettes flottantes (fig. 1). De plus, des tiges dites traçantes s’établissent et envahissent rapidement le milieu environnant sur de grandes superficies (fig. 1).
S’ensuit, dès la fin du printemps, l’émergence de tiges dressées poilues, à feuilles plus ou moins allongées, à partir des nœuds des tiges traçantes (fig. 2).
Des stipules sont remarquées à la base des feuilles de Jussie. Ces derniers permettent de différencier les deux espèces de Jussies du genre Ludwigia. Chez Ludwigia peploides, les stipules sont arrondies (fig. 3) alors que chez Ludwigia grandiflora les stipules sont triangulaires.
Les Jussies possèdent des fleurs jaunes à 5 pétales non jointives pour L. peploides et 5 ou 6 pétales couvrants pour L. grandiflora (fig. 4).
Outre la reproduction asexuée, les Jussies pratiquent également la reproduction sexuée. Celle-ci apparaît ainsi comme une stratégie adaptative complémentaire. Après une pollinisation par les Insectes, les fruits formés sont des capsules cylindriques portées par un pédicelle. Ces capsules peuvent mesurer plusieurs centimètres de longueur et contenir plusieurs dizaines de graines brunes. Les graines germeront en grand nombre ou non au printemps prochain.
Cependant, la reproduction sexuée n’intervient pas systématiquement et n’est pas observée sur l’ensemble du territoire. En effet, en Bretagne, la reproduction sexuée des Jussies semble être rare. Ainsi, la production de nouveaux plants, puis la colonisation rapide des milieux se réalisent essentiellement par la reproduction asexuée et notamment par le bouturage. Ces boutures sont issues de la fragmentation d’une plante mère et sont transportées majoritairement par l’eau : on parle d’hydrochorie. C’est à partir de ces boutures que de nouvelles tiges émergent au printemps suivant.
Les Jussies colonisent potentiellement tous les milieux présentant de l’eau : plans d’eau divers, cours d’eau généralement lents, marais doux voire saumâtres, prairies inondables, etc. La colonisation par ces espèces envahissantes est limitée tout d’abord par l’introduction de ces dernières dans les milieux et par certains facteurs écologiques abiotiques tels l’assèchement estival, des eaux trop profondes, une agitation mécanique des cours d’eau ou encore l’ombrage.
Les Jussies présentent un potentiel adaptatif rapide et important leur permettant de coloniser divers environnements sur de grandes superficies. Cette colonisation des milieux par ces espèces se manifeste par une augmentation du nombre et de la surface de répartition de ces plantes envahissantes. L’accroissement de la taille des populations de Jussie sur le territoire français est préoccupant et n’est pas sans conséquences sur la biodiversité entre autres.
Environnement et Jussies
De par la multiplication végétative, les Jussies tendent à constituer rapidement un tapis dense à la surface des eaux et sur une profondeur avoisinant les 3 mètres (fig. 5). Elles forment une importante biomasse au vu d’autres espèces de plantes aquatiques invasives comme l’Élodée du Canada par exemple.
La formation d’un tel tapis de Jussies entraîne une altération rapide du milieu aquatique qu’elles colonisent. En effet, la production importante de biomasse favorise premièrement l’accumulation d’une forte quantité de matière organique dans les habitats stagnants. Dans ces milieux, la matière organique s’accumule et génère une accélération de l’atterrissement des zones humides peu profondes. Puis, dans les cours d’eau à faible courant, les herbiers denses de Jussies impactent l’écoulement de ces derniers, entraînant des dépôts de matières en suspension ce qui favorise le processus de sédimentation.
Aussi, la formation d’herbiers denses de plantes aquatiques engendre généralement une augmentation du pH des eaux dans lesquelles vivent ces espèces. Toutefois, quelques cas de diminution de pH peuvent être observés en été. Ils trouvent explications dans l’émergence d’axes floraux, la respiration racinaire et la libération de composés acides par fermentation. De plus, toujours en période estivale, au cours de la nuit, des conditions d’hypoxie voire d’anoxie peuvent être constatées au sein d’un herbier de Jussies. Du fait de la chute de la teneur en dioxygène des eaux et de par la présence d’une importante quantité de matières organiques et de sulfates, des bactéries dites sulfato-réductrices prolifèrent. En découle une considérable production de sulfures, éléments toxiques au-delà d’une teneur égale à 1 ppm dans l’eau, pouvant impacter les autres espèces notamment animales vivant dans ces eaux.
En outre, une analyse floristique d’herbiers de Jussies est généralement caractérisée par la seule présence de ces espèces végétales. Ainsi, ces herbiers sont majoritairement mono-spécifiques. En effet, la prolifération des Jussies engendre souvent une réduction locale de la biodiversité floristique. Les Jussies entrent en compétition avec une grande partie des espèces aquatiques, notamment en modifiant la qualité de l’eau tout au long de l’année. Cette dernière propriété, couplée aux autres attributs compétitifs des Jussies, contribue à l’important succès colonisateur de ces plantes aquatiques.
Il est ainsi indispensable d’établir des plans de gestion afin de préserver les milieux riches de leur biodiversité animale et floristique.
Gestion des populations de Jussies et rôle moteur de ces plantes dans le processus social
La colonisation massive des zones humides par les Jussies cause d’innombrables désagréments dans ces écosystèmes. Ces impacts sont tels que les autorités locales ont décidé d’établir des plans de gestion dans le but d’éradiquer ces espèces végétales envahissantes. Depuis plusieurs années, différentes actions sont menées afin de lutter contre la prolifération de ces végétaux. Toutefois, celles-ci n’ont pas toujours été efficaces. La persistance des Jussies soulève de nombreuses questions. En effet, les techniques utilisées et les rôles attribués aux acteurs sociaux et culturels comme les chercheurs, experts, techniciens, propriétaires, élus et usagers sont-ils encore efficaces ? Une réflexion autour de ce questionnement permet de mettre en lumière l’hypothèse selon laquelle les effets des actions techniques engagées sont liés aux modalités collectives d’organisation des acteurs au sein des territoires concernés. Aussi, les choix techniques pris au vu des connaissances sur l’efficacité des techniques proposées sont sujets à des interrogations. Ainsi faut-il « éradiquer » les Jussies ou contrôler les populations en apprenant à vivre avec ?
La gestion des populations de Jussies peut suivre plusieurs objectifs. Tout d’abord, supprimer le couvert dense sur les différents plans d’eau concernés ; agir à long terme dans le but d’éviter que de nouvelles boutures ou graines viables ne se dispersent et disséminent ; puis maîtriser la population en question. La méthode de gestion mise en œuvre se doit d’être établie selon des objectifs préalablement définis. Les moyens de lutte contre les Jussies peuvent ainsi être classés en trois catégories : l’arrachage mécanique, l’arrachage manuel et le désherbage chimique. La méthode du désherbage chimique est peu employée dans un souci de protéger et préserver les milieux. En addition, il est important de préciser que l’usage de ces techniques ne permet pas l’éradication des Jussies, et parfois, parvient faiblement à réguler les populations. Ceci laisse donc transparaître quelques inconvénients à ces diverses méthodes.
Par ailleurs, l’efficacité des techniques employées dans la lutte contre les Jussies dépend aussi, pour partie non négligeable, des modalités d’organisation sociale de ce plan de gestion. En effet, la mise en place d’un plan de gestion dans une perspective individuelle ne présente que peu d’efficacité et met rapidement en exergue les limites de cette initiative. C’est pourquoi l’établissement et la mise en pratique d’un plan de gestion efficace demande une entente entre plusieurs acteurs, chacun intervenant dans son domaine de compétences. Nous pouvons apercevoir ici le rôle moteur des Jussies dans la nécessité d’une coordination collective pour lutter contre l’implantation de ces plantes envahissantes. C’est ainsi que l’élaboration d’un plan de gestion doit susciter le rapprochement de chercheurs, techniciens, propriétaires privés, élus et autres acteurs dans un souci collectif d’une éradication ou maîtrise des populations de Jussies pour préserver les écosystèmes impactés par l’invasion de ces espèces végétales allochtones.
En conclusion, malgré une connaissance des modalités de reproduction et de l’écologie des Jussies, de leurs impacts sur les écosystèmes et des plans de gestion des populations, quelques problématiques restent cependant sans réponses. Des questions relatives à la biologie des Jussies sont encore non élucidées avec notamment les questions de la germination et de l’implantation en milieu naturel de ces plantes envahissantes. Aussi, demeurent quelques interrogations quant aux impacts des Jussies sur l’environnement : quels sont les effets des Jussies sur les conditions abiotiques autres que la physico-chimie de l’eau ? Qu’en est-il des nouveaux réseaux trophiques incluant les Jussies comme producteurs primaires ? Et, pour finir, plusieurs problématiques relatives à la gestion et aux méthodes de luttes contre ces végétaux sont sans réponses. Les recherches actuelles et à venir sur ces diverses thématiques permettront de mettre au point une gestion efficace et appropriée, propre à chaque site envahi, pour éviter la propagation des Jussies sur des territoires encore vierges de ces espèces végétales envahissantes.
Bibliographie
Haury J. & Damien J.-P.. De nouvelles mauvaises herbes en zones humides : les formes terrestres des Jussies invasives sur prairies. Sciences eaux et territoires, 2014. n° 15, pp. 16-21.
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Ruaux B.. Les plantes envahissantes des corridors fluviaux : traits biologiques, impacts de Ludwigia peploides et L. grandiflora en Loire moyenne et implications pour la gestion. Thèse de l’université François Rabelais de Tours, 2008.