1 Novembre 2020
Le maintien d’une température interne constante et relativement plus élevée que la température ambiante est en générale le propre des animaux dits homéothermes. Toutefois, chez ces derniers, en addition des mécanismes de thermorégulation, on trouve aussi parfois des tissus spécialisés dans la production de chaleur. Néanmoins, les plantes ne possèdent pas de tels tissus. Ainsi, par analogie au monde animal, elles seraient plutôt physiologiquement apparentées aux animaux poïkilothermes, c’est-à-dire qu’elles subissent passivement l’effet des températures du milieu extérieur et adoptent de ce fait la température de leur environnement.
Par ailleurs, des phénomènes de thermogenèse ont pu être découverts chez les végétaux. En effet, la germination des graines s’accompagne d’une certaine émission de chaleur. Cependant, cette dernière a pour origine une activité physiologique normale des tissus. À l’opposé, il existe quelques cas de thermogenèse exacerbée qui depuis de nombreuses années ont su intriguer les botanistes. D’où provient cette chaleur et en quoi est-elle bénéfique aux plantes ?
La découverte d’une thermogenèse végétale, une découverte vieille de plus de 200 ans
Figure 1. A : Gouet d’Italie, Arum Italicum Mill. (crédit photo : S. Piry) ; B : anatomie d’une fleur d’Aracées (illustration : E. Force).
La thermogenèse chez les végétaux fut découverte en 1777 par Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Il communiqua à ce sujet dans deux de ses livres à savoir la Flore Française ainsi que l’Histoire naturelle des végétaux classés par familles. En effet, Lamarck écrivit à propos d’une certaine plante à fleurs : le Gouet d’Italie, Arum italicum Mill. (fig. 1). En détails, il mentionna que « lorsque les chatons fleuris de cette plante ont acquis un certain état de développement ou de perfection, époque où peut-être s’opère la fécondation des fleurs dont ils sont garnis, ces chatons deviennent alors chauds, au point de paraître brûlants, et ne sont point du tout à la température des autres corps qui ont la même exposition à l’air ».
À la suite de cette découverte, plusieurs botanistes se sont penchés sur la thermogenèse végétale et plus spécifiquement chez une famille d’Angiospermes : les Aracées. Fort de cet engouement, pas moins de 77 expériences en seulement 140 ans ont été effectuées, et dont 47 portaient sur le Gouet d’Italie. Erich Leick, botaniste allemand, fit part ensuite d’une synthèse de l’ensemble des données afin de proposer une classification en quatre types suivant des cycles thermogéniques. Cette dernière était fondée sur la durée, le nombre de pics de chaleur ainsi que l’intensité de ceux-ci. Puis en 1937, Adriaan Van Herk montra que des inflorescences, coupées peu de temps avant la phase de thermogenèse, émettaient normalement de la chaleur. Aussi, il démontra que cette thermogenèse végétale était déclenchée par une molécule synthétisée par les étamines, migrant ensuite au niveau de l’appendice avant toute production de chaleur. Il nomma cette molécule encore inconnue calorigène qui sera identifiée plus tard comme étant l’acide salicylique.
Depuis les années 1950, grâce aux avancées techniques majeures dans le domaine des sciences de la vie, les mécanismes physiologiques et métaboliques de la thermogenèse végétale ont été progressivement élucidés. Il a été remarqué que cette dernière nécessitait notamment la présence d’oxygène ce qui a permis d’affirmer qu’il s’agissait d’un phénomène respiratoire. Mais alors, où et comment est produite cette chaleur ?
La thermogenèse chez les plantes, fruit d’une respiration alternative
En 1975, des expériences sur la respiration des inflorescences chez les Aracées ont été menées. Pour se faire, des injections de cyanure, un inhibiteur de la respiration mitochondriale, a permis de mettre en évidence le lieu de production de chaleur. Il a été convenu ainsi de rechercher les mécanismes de la thermogenèse au sein des mitochondries.
Figure 2. La respiration mitochondriale alternative (B) consiste en une dérivation de la respiration mitochondriale normale (A) (illustration : E. Force).
La thermogenèse a lieu dans les cellules des tissus calorigènes, au sein des membranes mitochondriales (fig. 2). En effet, ici se déroule la respiration cellulaire. Cette dernière consiste en un flux d’électrons entre plusieurs complexes et molécules de la membrane mitochondriale interne, comme les cytochromes par exemple. Sous l’effet de ce flux de particules chargées négativement, un nucléotide, l’adénosine triphosphate, est produit par une enzyme : l’ATPase. Ce nucléotide triphosphate est la source d’énergie de tout être vivant. Lors de la thermogenèse, se met en place une respiration dite alternative. Le flux d’électrons est dévié vers un cytochrome alternatif appelé oxydase alternative, notée AOx dans la figure précédente. Cette protéine libère de l’énergie sous forme de chaleur à mesure qu’elle accumule des électrons. Autrement dit, l’énergie que ces électrons véhiculent n’est pas stockée sous la forme d’ATP mais libérée sous forme de chaleur.
De plus, une protéine de découplage mitochondriale, nommé UCP, joue aussi un rôle dans la thermogenèse végétale. Celle-ci empêche la dernière étape de la respiration mitochondriale, c’est-à-dire le couplage d’un transfert d’électrons à la synthèse d’ATP. Il est important de préciser que l’intensité de chaleur produite est la résultante d’une action combinée des deux protéines citées : l’AOx et l’UCP.
En réalité, la thermogenèse n’est pas l’exclusivité de quelques espèces de plantes de la famille des Aracées mais bien un processus biologique commun à l’ensemble du domaine végétal. Toutefois, celle-ci n’est pas aussi marquée que chez les Aracées. En effet, l’absence d’accumulation de la chaleur produite par respiration mitochondriale alternative ne permet pas de visualiser une augmentation significative de la température d’un organe végétal chez ces autres plantes à savoir des Algues, Mousses et Fougères. Seulement les plantes dites thermogéniques manifestent une augmentation spectaculaire de la température, et ce, grâce à une importante production de chaleur sur une courte période de temps.
En outre, bien qu’il y ait des similarités entre les animaux homéothermes et les plantes à fleurs thermorégulatrices, les mécanismes de thermorégulation sont tout de même différents. Chez les Oiseaux ainsi que chez les Mammifères, la régulation de la température interne du corps est régie par un mécanisme neurologique complexe auquel participe plusieurs types de thermorécepteurs. À l’inverse, les plantes étant dépourvues de tout système nerveux, le contrôle de la température interne se fait par d’autres processus.
Le contrôle de la thermorégulation végétale : de la cellule à la plante entière
Chez les Aracées, la thermogenèse est un processus soumis à une régulation précise, qu’il se produise à un moment bien défini du développement de l’inflorescence ou qu’il constitue un ajustement thermique à des conditions extérieures changeantes.
Tout d’abord, la perception de la température extérieure se fait au niveau de chaque cellule de l’inflorescence. Le processus de thermorégulation se traduit par de petits ajustements de température, non immédiats, au sein des fleurs. En effet, une augmentation de la température du milieu extérieur entraîne une réduction des pertes de chaleur impliquant ainsi une élévation de la température de l’inflorescence, et provoquant par conséquent une diminution rapide de la production de chaleur (fig. 3). A contrario, lors d’une diminution de la température ambiante, la température de l’inflorescence se voit légèrement diminuée et la production de chaleur augmentée.
Figure 4. Action de l’acide salicylique ou calorigène dans la thermogenèse chez les Aracées (illustration : E. Force).
Plus en détails, la variation de la température ambiante est à corréler avec la variation d’éclairement du milieu. Une augmentation de l’éclairement traduit une élévation de la température ambiante. En conséquence, cette luminosité joue sur une molécule déjà cité précédemment : l’acide salicylique. Il agit ici comme une hormone et déclenche la respiration mitochondriale alternative. Cet acide salicylique est synthétisé en permanence, mais sous une forme inactive, et ne devient actif que sous l’action d’un stimulus lumineux perçu au niveau de l’anthère de l’étamine (fig. 4). Ainsi ce dernier est transporté à toute la fleur et engendre, suite à une action sur les protéines AOx et UCP, une modification de la consommation d’oxygène par les cellules. En effet, il a été démontré que les variations de consommation de ce gaz sont synchronisées avec celles de la production de chaleur. Ainsi, la consommation d’oxygène par les cellules de la fleur augmente lorsque la température du milieu environnant décroît, et diminue lorsque cette dernière augmente. En découle de cela un ajustement dynamique de la consommation d’oxygène par la fleur, et par extension par l’inflorescence, face aux conditions abiotiques du milieu extérieur.
C’est à ces variations physico-chimiques de l’environnement, et principalement à la diminution de température, que la thermogenèse profite aux plantes sensibles au froid telles les Aracées.
La lutte contre le froid et l’amélioration de la pollinisation permises par la thermogenèse végétale
Un des premiers rôles de la thermogenèse chez les Aracées est la protection contre le froid. En effet, ce processus physiologique permettrait de faire fondre la neige entourant l’inflorescence durant les périodes hivernales. Cependant, la lutte contre le froid n’est pas le principal rôle de la thermogenèse puisque la majorité des plantes de la famille des Aracées vit sous les tropiques. Ce processus thermique a certainement permis à ces dernières de coloniser les zones tempérées où certaines saisons sont plus froides. De plus, la thermogenèse ainsi que la thermorégulation contribueraient également au maintien d’une température optimale nécessaire au bon développement de l’inflorescence et des grains de pollen. Aussi, cette production de chaleur pourrait intervenir dans l’ouverture de la spathe et plus spécialement lors de la déhiscence, nécessaire à l’émission des grains de pollen dans le milieu extérieur. Dans les deux cas, la production de chaleur assècherait les tissus conduisant ainsi à l’ouverture des organes en question.
La thermogenèse participerait aussi à la volatilisation de substances odorantes attirant les Insectes pollinisateurs tels des Mouches, Coléoptères ou encore Abeilles. Il est vrai que la période de production de chaleur coïncide souvent avec le moment où l’inflorescence émet d’importantes odeurs. Les molécules odorantes, à l’origine du parfum des plantes thermogéniques, seraient des composés peu volatils. Une augmentation de la température de l’inflorescence faciliterait la volatilisation de ces derniers. Pour appuyer cette hypothèse, la plupart des plantes thermogéniques, dont les Aracées, fleurissent à des moments où l’ensoleillement, et de ce fait la température ambiante, ne favorisent pas la volatilisation des composés odorants. Elles fleurissent par exemple au crépuscule, dans la nuit voire même pendant l’hiver (fig. 6)… Par conséquent, la thermogenèse aurait un rôle important dans la dispersion des odeurs émissent par l’inflorescence, et en conséquence, un rôle majeur dans la pollinisation.
Figure 5. Cycle thermogénique de Philodendron solimoesense et activité des pollinisateurs (illustration : E. Force, d'après Gibernau M. & Barabé D., Pour la science, 2007).
D’ailleurs, pour les Insectes pollinisateurs endothermes comme les Scarabées, l’émission de chaleur par l’inflorescence représente une source thermique qui leur permet d’économiser de l’énergie dans la production leur propre chaleur. Le maintien de la température corporelle entre 30 et 40 °C permet aux Scarabées d’être très actifs dans la chambre florale et par conséquent de s’enduire de pollen. Ainsi se dessine un lien étroit entre l’Aracée et cet Insecte : la plante est une source de chaleur pour l’Insecte tandis que celui-ci transporte le pollen d’une plante à l’autre lors de sa recherche de chaleur (fig. 5). Néanmoins, chez d’autres Arums, le lien établi entre la plante et les insectes pollinisateurs est plutôt à sens unique... Par exemple, chez l’Arum mange-mouches (Helicodiceros muscivorus), on peut apercevoir une quantité non négligeable de Mouches mortes au fond de la chambre florale. Tout laisse à penser qu’il s’agit d’une plante carnivore mais il n’en est rien. L’odeur dégagée par l’inflorescence ressemble fortement à celle d’un organisme mort en cours de putréfaction. Ainsi les Mouches recouvertes de pollen ne peuvent distinguer la différence et se laissent attirer. La pollinisation de cette Aracée est donc fondée sur une tromperie.
Il est tout à fait remarquable pour des plantes que des processus physiologiques et métaboliques telle une thermogenèse soient responsables, dans une certaine mesure, du maintien et de la transmission de la vie. Cela laisserait à penser que certains végétaux se comportent comme des animaux homéothermes. Cependant la comparaison s’arrête à cette ressemblance superficielle. D’une part, la thermogenèse végétale est un phénomène éphémère dont la durée maximale ne dépasse pas une à deux semaines, et d’autre part, les mécanismes mis en jeu chez les plantes et les animaux dans la production de chaleur sont loin d’être comparables. Dans tous les cas, bien que l’on connaisse en partie les processus physiologiques et métaboliques de la thermogenèse végétale, le comment ainsi que le pourquoi de son apparition au cours de l’évolution restent encore énigmatiques.
Figure 6. Le Chou puant, Symplocarpus foetidus L., une plante thermogénique (crédit photo : Krissnature).
Bibliographie
Chauveau M. & Lance C.. Respiration et thermogenèse chez les Aracées. Bulletin de la Société Botanique de France, 1982. n° 129, pp. 123-134.
Seymour R. & Matthews P.. The Role of Thermogenesis in the Pollination Biology of the Amazon Waterlily Victoria amazonica. Annals of Botany, 2007. n° 98, pp. 1129-1135.
Seymour R. et al.. Thermogenesis and respiration of inflorescences of the Dead Horse Arum Helicodiceros muscivorus, a pseudo-thermoregulatory aroid associated with fly pollination. Functionnal ecology, 2003. n° 17, pp. 886-894.